Chapitre XXIII
Au cours de la campagne de Foudre, l’intervention du vaisseau de transmissions de Liam dans le relais radio FTL-terrien avait été une manœuvre utile par plusieurs côtés. Un des avantages était l’accès par l’ordinateur avec lequel il était en communication, aux codes des messages, grâce auxquels énormément de renseignements avaient pu être déchiffrés. Tout en jouant maintenant un rôle passif dans l’espace, ce même vaisseau continuait de capter les transmissions militaires de Terra et de rapporter ces informations à la base et à la cabine-radio du Starbucket.
Les renseignements ainsi communiqués inquiétèrent Liam, quand il rejoignit finalement son vieux vaisseau. Une suite de messages émanant du commandant de Secteur responsable de la campagne contre Syman et transmis aux services secrets de Terra mettait en doute l’intégrité d’une certaine Absolue, commandant des Opérations Technologiques Para-Ion. Les réponses n’avaient rien d’encourageant. Son supérieur, portant le nom de code d’Abel, la soupçonnait apparemment depuis longtemps et donnait des ordres pour son arrestation et son interrogatoire.
Normalement, le sort d’un individu isolé n’avait pas de quoi troubler outre mesure Liam Liam ; les sacrifices de la guerre avaient déjà entraîné la perte de planètes et de populations entières, mais la valeur des informations que détenait cette personne-là lui donnait une considérable importance stratégique. N’ayant pas de croiseurs légers à sa disposition, Liam décida que le Starbucket lui-même suivrait le vaisseau-porteur qui faisait rapidement route vers Terra. Cela ne pourrait se faire que d’une distance située à l’extrême limite de la portée des instruments ; et l’entreprise devint plus compliquée et plus hasardeuse quand ils pénétrèrent dans les régions contrôlées par les grands cordons de vaisseaux terriens.
Le Starbucket passa le premier cordon sans être remarqué mais sa seconde rencontre aurait fort bien pu être fatale. Ils étaient arrivés à leur insu à portée de tir d’un grand croiseur en position de surveillance, à l’abri du barrage de radiations d’un soleil particulièrement féroce. Avant que le Starbucket ait le temps de virer de bord et de fuir, le grand bâtiment avait détecté sa présence, et il se lança furieusement sur une route d’interception. Une fois dégagé des radiations émises par le soleil, il demanda au petit vaisseau de s’identifier. Euken Tor mit bravement à profit ses connaissances des codes d’identification terriens pour tenter de passer, mais le bluff échoua ; pendant quelques instants inquiétants, l’affrontement armé parut inévitable.
Prudemment, Liam estima la taille et l’armement de leur massif adversaire. Il jugea que les armes spéciales du Starbucket étaient probablement capables d’éliminer le croiseur. Cependant, la destruction d’un des bâtiments du cordon déclencherait fatalement la réaction des autres et le petit vaisseau n’avait aucun moyen de se défendre contre toute une flotte de combat. Un soudain espoir de salut leur vint d’une chose que Liam remarqua, quand le croiseur menaçant apparut sur l’écran de son détecteur à haute résolution : les couleurs de l’insigne sur l’antenne avant. A la stupéfaction de ses officiers, Liam poussa un juron et se précipita sur le combiné du radiotéléphone.
« Ohé du Calendaria ! Vous êtes un vaisseau en service obligatoire prêté par Ross, ou je me trompe fort. Nous sommes aussi du Noyau.
— Et alors ? »
La voix qui répondait parut dure et métallique, dans les haut-parleurs.
« Ici, le Starbucket, vaisseau engagé dans la guerre de Liam, en mission d’importance pour notre avenir à tous, comprenez-vous ? »
Tous ceux du poste de commandement du Starbucket qui entendirent ce message frémirent visiblement et attendirent l’ouverture du tir de barrage. Les mains du maître-canonnier se crispèrent sur les commandes de ses armes. Il y eut un long silence angoissant, puis une autre voix parvint par la radio.
« Salut, Liam Liam ! Vous jouez un jeu dangereux.
— Pas plus dangereux que de vivre sur un des mondes menacés par Terra.
— D’accord ! Nous ne vous avons pas vus passer. Gardez vos circuits de communication ouverts et nous essaierons de vous donner les caps pour éviter le reste des cordons de surveillance locaux. Bon voyage ! »
Tandis que les moteurs du Starbucket accéléraient pour reprendre la vitesse perdue, Euken Tor s’épongea le front.
« C’était un sacré coup de dés, Liam ! Ce vaisseau aurait très bien pu avoir un équipage terrien ou, au moins, un capitaine terrien.
— Dans ce cas, je peux te jurer que nous n’aurions pas disparu de l’espace tout seuls. Mais crois-moi, un commandant terrien a toujours son propre insigne sur l’antenne. Question de prestige, tu comprends ? »
Liam concentra son attention sur les traces fugaces à l’extrême limite de portée du détecteur, la seule indication qu’ils avaient du passage du vaisseau-porteur du paraformateur. En poussant à fond la résolution, il remarqua avec satisfaction que le grand bâtiment s’était détourné de sa route pour passer par l’un des couloirs ouverts à la navigation. Liam estima que s’il pouvait profiter de ce détournement et passer tout droit entre les patrouilles, il aurait une bonne chance de se trouver en position pour mettre à exécution le plan audacieux qui se formait dans son esprit.
Euken Tor sifflota d’un air sceptique, en écoutant la proposition puis, voyant l’expression de Liam, il donna des instructions pour les préparatifs nécessaires. Puis il analysa les renseignements fournis par le Calendaria et s’en servit pour déterminer une trajectoire en espace-tachyon qui ne présentait qu’une très faible chance statistique d’interception par les patrouilles terriennes dispersées.
Liam Liam s’activa de son côté. Il étudiait un manuel des règlements de navigation spatiale, les réponses aux signaux et les routines de transfert orbital relatives au système solaire, tout en s’exerçant pour reprendre le rôle d’un prétendu commandant de Secteur nommé Mail, dont on se demandait où il était passé depuis la fin de la campagne de Foudre. Avec l’appui des lois des probabilités aidées par bien des prières impies et un mode de vol à radiation minimale, le petit Starbucket parut protégé par un charme, alors qu’il se frayait un passage à travers le reste des cordons de surveillance sans être interpellé, échappant par miracle même aux sondages fortuits des détecteurs des patrouilles en espace-tachyon. Enfin, un peu éberlués de leur propre audace, ils se retrouvèrent soudain au milieu d’un ahurissant rassemblement de vaisseaux aux Confins mêmes du système solaire.
C’était un acte de bravoure pure qui méritait sa récompense. Si elle avait été détectée en cours de vol dans l’espace, la présence du Starbucket aurait immédiatement éveillé les soupçons et provoqué l’interception ; mais son apparition apparemment tranquille et innocente parmi les vaisseaux attendant l’autorisation de s’engager sur les orbites de transfert de Sol ne causa aucune inquiétude. Euken Tor fit les réponses habituelles au contrôle du Trafic Solaire, en prétendant que le vaisseau était en mission de liaison pour les Services de Renseignements et il fut automatiquement autorisé à rester en position extérieure. Comme ils n’avaient pas présenté de requête pour emprunter les orbites de transfert, Euken misait sur le fait que leur identité prétendue ne serait pas vérifiée par les voies habituelles, ni sa nature fallacieuse révélée par le refus d’un port de destination qui n’accepterait pas sa demande d’atterrissage.
Néanmoins, leur situation restait très précaire ; un autre réseau d’information risquait de chercher déjà à contrôler leur identité avec les immatriculations figurant sur les listes de permis de navigation spatiale et son absence donnerait lieu aux inévitables questions. L’incapacité de donner des réponses satisfaisantes à un nouvel interrogatoire attirerait l’attention des croiseurs en patrouille, et ils seraient à peu près certainement détruits par l’énorme puissance de feu tournée contre eux. Euken Tor transpirait aux commandes du Starbucket tandis que Liam Liam guettait, dans l’espace, la première apparition du vaisseau-porteur qu’il entendait intercepter. D’après leurs calculs, ils l’avaient distancé d’environ dix-huit heures, un laps de temps très court en termes de voyage spatial mais qui paraissait bien long, pour rester sous les armes terriennes alors que le déchiffrage ultra-rapide des informations et les communications instantanées pouvaient à tout moment révéler leur présence clandestine. Comme disait Euken, ils forçaient leur chance à l’extrême limite.
Le hasard voulut que la contestation de leur code d’identification et l’arrivée du vaisseau-porteur furent presque simultanées. Euken s’efforça d’embrouiller la situation en répétant ses premières réponses avec quelques chiffres transposés, tout en virant de bord pour rejoindre la trajectoire de l’autre vaisseau. Quand les signaux d’identité révisés furent rejetés, le Starbucket s’était déjà très éloigné des couloirs de navigation et avait le vaisseau-porteur bien cadré dans ses détecteurs.
Liam Liam, jouant le rôle du Chef de Sécurité Mail, s’adressait déjà avec autorité, par radio, au capitaine de l’autre vaisseau et à son officier de sécurité.
« Cet ordre annule tous ceux que vous avez précédemment reçus, c’est compris ? Préparez-vous à l’accostage et amenez la prisonnière connue sous le nom d'Absolue pour transfert immédiat sous ma garde.
— Je me permets de répéter que nous n’avons pas l’habilitation nécessaire. »
La voix du capitaine du vaisseau-porteur avait un ton extrêmement ennuyé. Liam s’emporta, en faisant une bonne imitation d’officier mégalomane absolument furieux.
« L’habilitation ! C’est moi qui décide quelles habilitations sont délivrées et à qui ! Je vous conseille de ne pas me mettre des bâtons bureaucratiques dans les roues, capitaine, sinon je pourrais vous le faire payer cher, c’est compris ?
— Je comprends, marmotta le capitaine, vaincu. Nous nous préparons à recevoir votre chaloupe. Venez quand vous voulez. »
Liam Liam aurait préféré emmener la majorité de son équipage et prendre d’assaut le vaisseau-porteur, mais la petite chaloupe du Starbucket ne pouvait transporter que neuf personnes au plus et il dut se contenter de six hommes vêtus de combinaisons terriennes, ostensiblement pour servir d’escorte armée à la prisonnière. Tout en espérant que son bluff suffirait, il devait être prêt à se battre s’il le fallait. En plus de leurs armes évidentes, ses hommes furent donc équipés d’un certain nombre d’autres armes dissimulées, dont une quantité suffisante de gaz anesthésiant pour assommer tout l’équipage du vaisseau abordé. Plusieurs liaisons radio ouvertes avec le Starbucket furent organisées pour une écoute permanente et une opération de sauvetage fut prévue au cas où les choses tourneraient mal.
Quand la chaloupe s’approcha du sas de transfert spatial du vaisseau-porteur, le Chef de la Sécurité Mail fonça impatiemment par le panneau ouvert pour aller à la rencontre du capitaine et des officiers qui l’attendaient. La dénommée Absolue avait été détenue, menottes aux mains et fers aux pieds, dans une cellule, et des hommes d’équipage armés l’amenaient à présent par une coursive. Quand elle comprit le jeu que jouait Liam, rien dans son regard ne révéla qu’elle le reconnaissait mais, si elle ne dit mot, il put sentir son malaise inquiet. Alors qu’il aurait dû voir de l’espoir dans ses yeux, il y distinguait, au contraire, l’imminence d’une catastrophe probable.
Par un geste de la main prévu d’avance, Liam avertit son escorte que quelque chose n’allait pas et un mot de code secret alerta de même par radio l’équipage du Starbucket. Cependant Liam, qui ne pouvait encore déceler la moindre cause d’alarme en dehors de l’expression réprimée d’Absolue, harcelait le capitaine et ses officiers à la manière qu’il supposait propre à la meilleure tradition des Services de Sécurité Terriens. Il était sur le point d’obtenir de plates excuses quand un brouhaha soudain éclata quelque part à bord et le claquement brutal d’un fulgurant à pleine charge se répercuta bruyamment dans les coursives.
Inexplicablement, le capitaine et ses officiers parurent aussi perplexes que Liam et quelques-uns se hâtèrent d’aller voir ce qui se passait. L’objet de leur souci, toutefois, arrivait déjà en courant, sous forme d’un seul soldat en état para-ion, apparemment résolu à tuer tous ceux qui menaceraient de se placer entre lui et le sas. Liam reconnut le compagnon d'Absolue sur Syman. Malheureusement, cloué sur place comme il l’était par le tir du fulgurant, il était incapable de faire connaître ses bonnes intentions. Et un de ses hommes, par une erreur tactique pardonnable dans l'échauffement du moment, tenta d’arrêter l’arrivant avec une capsule de gaz. Ce gaz n’eut aucun effet sur le combattant para-ion mais mis tous les autres hors de combat.
Alors qu’il luttait contre les ténèbres qui l’envahissaient, Liam vit le soldat para-ion se pencher sur Absolue inconsciente et s’efforcer de la traîner vers le sas. Derrière lui, au fond de la coursive que le gaz n’avait pas encore atteint, un des officiers du bord ouvrit le feu avec un fulgurant lourd qui mit sérieusement tout le monde en danger et menaça d’endommager la porte du sas. Reconnaissant cette dernière possibilité, le soldat para-ion renonça à contrecœur à emporter Absolue et se précipita dans le sas, en le refermant derrière lui. Au moment de perdre connaissance, Liam entendit les réacteurs de la chaloupe cracher leur jet puissant contre la coque du vaisseau-porteur, tandis que le minuscule engin et son unique occupant filaient dans l’espace.